simon njami. paris

Libérer l’individu.

La première fois que je suis arrivé au Mali, j’avais la tête pleine d’images d’Epinal. 

Les grands empires, Tombouctou et sa bibliothèque, la fédération avortée, dans les années soixante, entre le Mali et le Sénégal. Mais, je dois bien l’avouer, je n’ai rien vu du pays alors. Et il me fallut bien des années avant de découvrir Djenné et Mopti. Mon ami Jean Loup qui s’y rendait depuis des années déjà, qui y avait effectué son service militaire civil, s’y mouvait comme dans une seconde patrie. C’était il y a près de vingt ans. Les premières Rencontres de la photographie venaient de voir le jour. A la Febac, à côté de la manifestation officielle, Revue Noire présentait une quinzaine d’expositions dont l’installation ne laissait aucune place au tourisme. La veille de l’inauguration, dans cette enclave culturelle que nous avions tenté de reconstituer, nous avons reçu la visite des gens chargés du protocole qui, après avoir regardé les images accrochées aux murs, ont décidé d’en décrocher la moitié. Les photographies de Rotimi Fani Kayode ou d’Elise Fitte-Duval, semblaient trop crues à ces hommes prudes et, selon eux, risquaient de choquer les consciences des spectateurs maliens.  Nous n’avons pas eu d’autre choix que de nous conformer aux décisions officielles, mais depuis cette date, j’ai eu l’occasion de vérifier que les réflexions provoquées par cette manière de censure correspondaient à un regard plus large sur la société malienne. Je reconnais que certaines images que nous avions voulu présenter alors avaient de quoi choquer. Mais c’est la manière, sans appel, dont elles ont été interdites au public qui me semble symptomatique d’une manière africaine, et plus spécifiquement malienne. Il y avait, dans cette décision, une part de pudeur, devant laquelle mes origines africaines ne peuvent que s’incliner. Mais néanmoins, cette pudeur, je l’ai découvert, ne peut ni tout expliquer, ni tout justifier. Cette pudeur est alourdie, déformée par un conformiste que l’on cache parfois sous les vastes voiles de la tradition. Or, si la pudeur est respectable, le conformisme ou la convention ont tendance à m’agacer. Lorsque le cinéaste indien Satyajit Ray parlait de la tradition comme d’un mal qu’il fallait à tout prix éradiquer, je pensais qu’il affirmait un radical un peu outrancier. Or, je ne suis pas loin, aujourd’hui, de partager cet extrémisme-là. Car la convention est sœur de l’hypocrisie. C’est à cause d’elle que nous refusons de regarder les choses en face et de les interroger. La convention est ce qui nous empêche d’avancer parce qu’elle répond, par avance, aux questions que nous refusons de poser. Or, une société qui n’ose pas aborder ses tabous, des tabous conçus en d’autres temps et pour répondre à des besoins spécifiques liés à une période historique précise, est une société qui se condamne. Il est inadmissible, au vingt-et-unième, de répondre aux défis qui sont proposés à l’Afrique avec des outils forgés au Moyen Age. 

La convention, ou tradition, est un voile pudique que nous jetons devant nos propres insuffisances. Comme la pauvreté ou « l’absence de moyens », qui sont souvent avancés comme des réponses ultimes pour expliquer l’état de nos sociétés. Cette situation sociétale trouve évidemment des résonances dans la création artistique. Que ce soit en photographie ou dans les arts plastiques, j’ai pu constater, aux longs de ces années où j’ai fréquenté assidûment le Mali, que l’absence d’audace était ce qui se caractérisait la création malienne. Comme s’il existait une manière de faire à laquelle chacun doit se conformer, sans se poser la question de savoir si telle ou telle solution, imaginée pour d’autres, serait valable pour soi. Seyba et son Blabla bar disent plus que tout la contemporanéité possible. Cet endroit, au quartier de l’Hippodrome, est devenu ma maison, mon refuge. Et puis, il y a eu M. La place de l’individu joue un rôle déterminant dans ce débat et représente sans doute la convention. Il est de coutume d’affirmer que dans une société où tout est organisé autour d’une famille élargie, il n’est pas de place pour l’individu. Voici l’un de ces lieux communs contre lesquels nous devons nous battre. Car, admettre l’impossibilité de l’émergence de l’individu dans une société donnée, c’est décréter la mort de l’art et de toute velléité de création. L’individu, quant à lui, n’a pas pour rôle d’annihiler son environnent. Au contraire. Il n’existe pas d’être humain qui ne soit pétri par une culture, par une éducation, une tradition. Le rôle de l’individu, de l’artiste, en l’occurrence, est de transcender le vieux mythe des origines pour apporter au monde un message à la fois personnel et universel. C’est ce que faisaient, sans le savoir, Seydou Keita et Malick Sidibé. C’est ce que font, en pleine conscience, Abdoulaye Konaté et Amighire Dolo. Ils sont malheureusement les rares exemples que nous puissions citer ici. C’est dommage. Mais il n’y a pas de fatalité.  Et si nous avons réunis des artistes, d’abord africains, mais issus de pays différents, c’est bien pour dire qu’il est possible d’exprimer une sensibilité unique dans le cadre d’un contexte culturel précis. La force de l’exemple est l’objectif principal de cet atelier hors norme, car tous les acteurs, depuis les administrateurs jusqu’aux artistes, sont des individus qui ont refusé de se conformer à la convention. De se laisser enfermer par des traditions mortifères et stériles. Le lieu choisi pour organiser l’exposition, la manière de mettre en œuvre ce projet unique et éphémère sont une invitation à méditer sur ce que nous sommes et sur l’emprise que nous voulons donner à nos destins. Tant que l’Afrique, et le Mali, n’auront pas admis la contradiction implicite que suppose toute modernité, les questions resteront sans réponse. Pudiquement recouvertes par le bologan trop vaste de la tradition exclusive.